Mort et naissance des phonèmes
Dimanche 25 novembre 2012
Je vous ferai grâce de la définition difficilement compréhensible du phonème concoctée par les linguistes purs et durs, faite comme beaucoup de choses pour décourager le plus possible de gens et les éloigner de cette discipline en la faisant passer pour rebutante. Ils n’auront sans doute pas réussi cependant à vous empêcher de faire la différence entre la vase et la basse, et si vous avez des amis espagnols vous aurez peut-être remarqué que cette différence est souvent beaucoup moins nette pour eux, alors qu’en revanche si vous leur dites rojo en prononçant [roro] avec deux r bien parisiens, comme si c’était du français, ils ne savent pas bien de quoi vous parlez. Ces petits exemples d’une grande élégance pédagogique comme aurait dit Desproges, qui est mort avant de commencer à dire des conneries contrairement à Lacan, suffisent à vous faire toucher du doigt le phénomène phonème. Quelle jolie assonance ! Encore un mot à définir, mais ce sera pour une autre fois.
Il y a cinquante ans un linguiste un peu passéiste se lamentait sur la mort du phonème qu’on entendait autrefois dans brun et qui permettait de le distinguer de brin. Et là, si vous n’avez toujours pas compris ce qu’était un phonème, retournez vite regarder vos émissions de variétés à la télévision. Alors que cette distinction était déjà passée de mode au début du XXe siècle. Je ne sais pas ce qu’il aurait dit de l’apparition d’un nouveau phonème au début du XXIe siècle, et qui s’appelle « occlusion glottale » pour les gens un peu frimeurs et « coup de glotte » pour ceux comme moi qui croient l’être un peu moins, et qui s’imaginent que tout le monde peut les comprendre avec un peu de bonne volonté. On entend ce phonème en allemand au début des mots qui commencent par une voyelle, et même à l’intérieur de certains mots comme einatmen, prononcé [’aïn’atmën], où le fameux coup de glotte est représenté par l’apostrophe, mais ce n’est qu’une convention personnelle, si vous préférez les signes cabalistiques de l’alphabet phonétique international destiné à empêcher le commun des mortels de comprendre la phonétique (et les encourage donc à considérer leurs transcriptions bidon pour de la « phonétique »), libre à vous.
Bien sûr si vous ne savez pas du tout l’allemand, ou si vous avez pris l’habitude de le prononcer comme si c’était du français, donc sans coup de glotte, cet exemple ne vous parlera pas beaucoup. Il ne me reste donc plus qu’à vous conseiller de vous rendre sous la tour Eiffel, ou tout autre haut lieu du tourisme, pont du Gard, arènes de Nîmes etc. (je dis ça pour les antiparisianistes primaires qui pullulent au sud du 45e parallèle), vous y trouverez certainement des Allemands beaucoup plus gentils dans l’ensemble que ceux qu’on y trouvait il y a 70 ans et qui, ne serait-ce que pour cette raison, seront tout disposés à vous faire entendre leur jolie langue, Ach !
Bref, tout cela n’explique pas pourquoi ni comment ce phonème a fait irruption dans notre langue. Ce n’est certainement pas sous l’influence de l’allemand dont l’enseignement se réduit d’année en année, pour le plus grand bonheur de Monsanto et de ses acolytes acharnés à détruire la diversité culturelle et linguistique de notre planète. Écoutez la radio, la plupart du temps, quand on entend deux mille onze, il y a une coupure avant le mot onze. Quand un jeune va en haut, on entend un coup de glotte avant haut. Toutes mes tentatives d’explication sur le h faussement dit aspiré sont donc devenues caduques. J’ai essayé pendant des années d’expliquer aux Allemands qu’en français le coup de glotte n’était pas un phonème, que les phrases sont prononcées d’une seule émission de voix, qu’on passe d’une voyelle à l’autre par un glissement insensible, sans ces coupures qu’on entend en allemand et qui donnent cet aspect haché à la phrase allemande et à l’accent allemand en français. Eh bien l’évolution de la langue a fini par me donner tort ! Grâce au ciel je n’en ai plus pour trop longtemps à souffrir de ces sons disgracieux, avec un peu de chance dans dix ou vingt ans je ne les entendrai plus et j’arrêterai moi aussi définitivement de dire et d’écrire des conneries, et les choristes d’Auberbabel qui m’auront survécu pourront faire semblant de regretter le « bon temps » où je les engueulait vertement quand ils ne prononçaient pas bien les coups de glotte en allemand.