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La synalèphe
Vendredi 16 novembre 2012
La synalèphe est la fusion en une seule syllabe de la voyelle finale d’un mot avec la voyelle initiale du mot suivant. C’est un cas particulier de traitement d’un phénomène plus général appelé hiatus, suite de deux voyelles. Il est typique des langues latines autres que le français. Ainsi dans cara Italia le a final de cara et le I initial de Italia se prononcent comme une seule syllabe, comme dans le français ail.
La synalèphe n’existe pas en français. En effet, de nombreux mots se terminent par un -e, et la plupart de ces -e ne se prononcent pas dans la langue parlée, du moins dans les régions de langue d’oïl, puisque les régions du sud ont conservé, sous l’influence du substrat occitan, la prononciation du e final. Ils ne se prononcent que pour éviter une trop grande accumulation de consonnes, comme ici dans « n’existe pas ». Le -e muet peut être suivi d’une marque du pluriel, -s pour les substantifs et les adjectifs, -nt à la troisième personne des verbes au présent de l’indicatif. La transcription phonétique des deux premières propositions de ce paragraphe donnerait donc :
la sinalèf n ègzistë pa ã frãsè - ãnéfè dë nõbrö mô së tèrmin par ĩ ë
La séparation entre les mots n’est d’ailleurs pas audible et il faudrait normalement écrire :
lasinalèfnègzistëpaãfrãsè ãnéfèdënõbrömôsëtèrminparĩë
Je parie que vous n’auriez jamais pensé que le français pouvait être si difficile à lire !
Mais en poésie, et donc aussi lorsqu’on chante, puisque les chants sont des poèmes mis en musique, ce e final est prononcé lorsque la première lettre du mot qui suit est une consonne :
C’é-│tait │pen-│dant │l’hor-│reur │d’u-│ne │pro-│fon-│de │nuit
Ici les deux e écrits en gras forment chacun une syllabe avec la consonne qui précède, et le vers comporte donc bien 12 syllabes (ou « pieds »).
Mais lorsque le mot suivant commence par une voyelle, le e final disparaît dans la prononciation comme s’il était élidé, même s’il n’est pas supprimé dans l’orthographe :
Par-│taien-│t i-│vres│ d’un │rê-│ve hé│ro-│ï│que et │bru-│tal
Ici le e final du mot rêve est muet (le h de héroïque étant purement orthographique) de même que le e final du mot héroïque.
Mais la liaison après les finales en -s et -nt oblige en poésie à maintenir la prononciation du e :
Les │sei-│gle-│s et │les │blés │tou-│t hu-│mi-│de-│s en-│core
même si cette liaison a tendance à disparaître dans la langue parlée, à moins qu’elle ne soit maintenue pour marquer un pluriel : les enfants (mais ici le e n’est pas muet), les petites oreilles (léptitzorèï).
Il arrive aussi bien sûr qu’un mot finisse par une voyelle autre que e, et si le mot suivant commence par une voyelle, il faut qu’on entende deux syllabes qui se suivent sans coupure (contrairement à ce qui se passe en allemand comme vous le verrez plus loin si vous avez le courage de lire cet article jusqu’au bout), même s’il s’agit de la même voyelle.
Si je dis par exemple : il est venu en RER, je prononce normalement
ilèvnuãèëèr
sans aucune coupure. Même si la voyelle est identique, il y a bien deux syllabes ; ainsi les Allemands entendent se prononce
lézalmããtãd.
En fait ce cas est assez rare en poésie, parce qu’il a été décrété en haut lieu par d’insupportables pédants que le hiatus était disgracieux. Ces incompétents cyniques, qui continuent d’ailleurs à nous empoisonner la vie et l’orthographe, avaient édicté toutes sortes de règles absurdes, à tel point que les poètes finissaient par éviter tout simplement le problème en changeant de mot !
Dans les autres langues latines, le e final du français correspond souvent à une autre voyelle, un a dans la plupart des mots féminins. Cette voyelle finale (qui est parfois élidée en poésie) n’est pas muette, mais atone, c’est-à-dire qu’elle ne porte pas l’accent tonique. Pourtant le rythme de la poésie est un peu le même qu’en français, parce que cette voyelle finale s’unit avec la voyelle initiale du mot suivant pour former une sorte de diphtongue prononcée en une seule syllabe.
Si je traduis « rica i plena » par « riche et pleine » (quel talent !), j’obtiens à peu près le même rythme, puisque, si le a de rica ne disparaît pas comme le e de riche, il se fond avec le i qui le suit, et quand on chante Els segadors, les deux voyelles correspondent à une seule note :
ri│ca i │ple│na.
De même dans Bella ciao, la phrase
il │ca- │po in │pie- │di
se chante sur 5 notes et non sur 6 (il-ka-poïn-pie-di), dont deux portant l’accent.
Bien qu’appartenant à deux mots différents, le o de capo et le i de in se prononcent donc comme s’ils formaient une diphtongue à l’intérieur d’un mot. C’est pourquoi il faut éviter, lorsqu’on lit cette phrase, la prononciation « pédagogique » où on sépare bien les mots pour que les élèves les perçoivent chacun séparément.
De même dans la phrase
e │ noi │ cur-│ ve a │ la-│ vo-│ rar
le e final de curve et le a qui suit forment une seule syllabe et correspondent à une seule note.
La synalèphe peut même se produire lorsque la voyelle du premier mot est suivie d’une consonne muette, comme le r final de l’infinitif des verbes catalans :
a-│ra es │o-│ra │d’es-│ta(r) a-│ler-│ta
La synalèphe peut parfois rassembler plus de deux voyelles, ainsi dans Grândola
que │ ja │não │sa-│bi- │a a i-│da-│de
où le a final de sabia fusionne avec l’article a et la voyelle initiale de idade.
En revanche il n’y a pas de synalèphe lorsque la dernière voyelle du premier mot est accentuée, comme dans les mots italiens gioventù, virtù, libertà, ou dans le catalan matí.
C’est pourquoi on chante : de│ bon │ma-│tí │al │por-│tal, avec une syllabe pour -tí et une pour al.
Dans la phrase
que │lle│va│rá │al │pue│blo a│ la e│man│ci│pa│ción
il y a 12 syllabes, dont deux avec synalèphe ; mais la finale accentuée de llevará interdit la synalèphe avec le a initial de l’article al.
Ces règles peuvent paraître complexes, mais elles ne sont pas du tout arbitraires, et il est absolument impossible de chanter en rythme sans les respecter. De toute façon le rythme de la phrase musicale est basé essentiellement sur l’accent tonique qui doit tomber sur la première note de la mesure.
C’est le rythme qui détermine la position des syllabes sous les notes, et non le nombre de syllabes. Dans la phrase : Paquiro a su hermano, il y a 8 notes et 8 voyelles, mais il ne s’agit pas de répartir également les notes entre les voyelles ; l’accent tonique tombe sur qui et sur ma, et il y a deux synalèphes : -ro a et su her-. Il faut donc chanter selon le rythme
Pa- │qui- │ro a│su her-│ma-│no
Il y a une seule note pour -ro et a, une seule pour su et her-, tandis que la syllabe finale -no se chante sur 3 notes différentes.
Le rythme oblige parfois à diviser une noire en deux croches. Ainsi dans la phrase
noi │per-│dia-│mo │ la │gio-│ven-│tù,
où les syllabes mo et la correspondent à une seule note dans certains autres couplets.
Bien que la plupart des francophones n’en soient pas vraiment conscients, il existe aussi un accent tonique en français, qui tombe sur la dernière syllabe si elle n’est pas une finale « féminine » en e (les guillemets parce cette finale féminine peut être celle d’un mot masculin comme ménage, tropique, etc.). C’est pourquoi en français les chants commencent souvent par une levée, pour que l’accent tombe sur la première note de la mesure qui suit, comme dans « allons enfants », « ami entends-tu »
La synalèphe existe aussi en grec, comme vous avez pu le constater en chantant ki aspro san peristeri (je vous fais grâce provisoirement de l’alphabet grec, mais ce n’est que partie remise).
En allemand ce phénomène ne peut pas se produire, parce que les mots qui commencent dans l’orthographe par une voyelle commencent en fait par un phonème non écrit, le Knacklaut (ou coup de glotte), qui est en phonétique une consonne (transcrite ici par une apostrophe), et qui consiste à interrompre le flux vocal comme si on recommençait à parler. Ce coup de glotte peut même séparer les éléments des mots composés.
Dans la phrase :
Reih dich ein in die Arbeitereinheitsfront
[rai diç ’ain ’in di ’arbaiteɹ’ainhaitsfront]
le A de Arbeiter est précédé d’un coup de glotte qui fonctionne comme une consonne. Il ne faut donc surtout pas prononcer die Arbeiter comme si c’était un seul mot. Mais il faut aussi prononcer le coup de glotte lorsque le mot précédent finit par une consonne, par exemple entre dich et ein, et entre Arbeiter et -einheit. De même dans la phrase
Und weil der Mensch ein Mensch ist
il ne faut surtout pas prononcer Mensch ein comme si c’était un seul mot, il faut qu’on entende nettement le coup de glotte avant ein. De même avec Mensch ist. Mais attention, ce coup de glotte n’a rien à voir avec un h.
Ne pas prononcer les coups de glotte donne une prononciation caractéristique de l’accent français et rend la phrase difficilement compréhensible pour une oreille allemande non avertie. Inversement, c’est ce coup de glotte qui donne à l’allemand (et à l’accent allemand en français) son aspect "haché" si caractéristique. Bien que le coup de glotte ait tendance à apparaître en "néofrançais", par exemple dans l’expression en haut prononcée [ã’ô], ou 2011 prononcé [dömil’õz]. Mais ce problème est traité dans un autre article aussi passionnant que celui-ci : vie et mort des phonèmes.
Aux dernières nouvelles, et renseignement pris auprès de notre correspondant spécial à Moscou, il semble bien qu’il n’y ait pas non plus de synalèphe en russe : lorsqu’un mot finit par une voyelle et que le suivant commence aussi par une voyelle, même identique, chacune de ces voyelles constitue une syllabe. Ainsi dans
дорогая отчизна твоя и моя [darogaïa attshizna tvaïa i maïa]
mais il n’y a pas non plus de coup de glotte (du moins dans cette configuration), et il ne faut donc pas faire de coupure phonétiques entre les mots.
Nous poursuivons nos recherches afin de vous trouver des exemples toujours plus éclairants ; et nous continuerons à explorer des langues de plus en plus exotiques.